REVUE
DE PARIS.
REVUE
DE PARIS.
ÉDITION AUGMENTÉE
DES PRINCIPAUX ARTICLES DE LA
REVUE
DES DEUX MONDES^
TOME IV.
AVRIL 1856.
Bvmellc& ,
H. DUMONT, LIBRAIRE-ÉDITEUR. 1836.
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/v4revuedeparis1836brux
irettmàitt.lUUlemam,
SUR LES ORIGINEL
ET L'HISTOIRE DE LA LANGUE FRANÇAISE.
LETTRE PREMIÈRE.
MOSSIEDR ,
Depuis que j'ai eu l'honneur de vous soumettre quelques idées au sujet du Dictionnaire , je.me suis laissé aller à la tentation d'esquisser une histoire des orignes et du développement de la langue française; et , une fois mon parti pris , je me suis dé- cidé à vous adresser ces nouvelles observations. J'ai un double but en ceci , que je vous demande la permission d'expliquer. D'abord, je voudrais initier le pubUc aux questions si impor- tantes et aujourd'hui si négligées de nos origines littéraires; en- suite, je désire faire voir publiquement l'estime queje fais de votre expérience et de vos lumières , si tant est que ma voix se puisse distinguer dans l'applaudissement unanime que vous avez ému autour de vous. Ce n'est pas une histoire pleine et suivie de notre langue que je prétends faire ; je n'ai ni cet acquis ni cette intention. Je prendrai néanmoins les questions essentielles qui entreraient nécessairement dans un semblable travail, et je les
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traiterai selon mes forces. Je lâcherai de ne poinl peser irop long-temps sur les commeucemens de la lan,«îue, pour arriver à ses finsj et je dirai de ce qu'elle fut juste ce qu'il faut pour expliquer ce qu'elle est.
La première chose que je toucherai de la langue , ce seront ses mots, c'est-à-dire sa matière même. Il y a une question que tout le monde a dû certainement s'adresser, c'est celle de sa- voir comment sont devenus français des mots qui ne l'étaient pas. Il y a eu , dans notre histoire , une époque où l'on ne par- lait pas le français, suivie immédiatement d'une autre époque où on le parlait; comment ont pris naissance les mots, jusqu'alors inconnus , dont l'assemblage forma une langue pareillement inconnue ? Voilà une première diificulté que je vais ra'attacher à résoudre.
Ayant à m'occuper des mots , je les ai divisés , après mûre réflexion, en deux catégories. La première comprend les mots proprement dits, substantifs, verbes ou autres ; la seconde comprend les noms propres. Ce n'est pas encore le moment de dire pourquoi je m'occupe des noms propres dans une histoire de la formation des mots ; ce moment viendra, et je le saisirai. Tout ce que je puis affirmer d'avance sur ce sujet, c'est que je ferai voir clairement que les noms propres sont des substantifs ordinaires, soumis, comme tous les autres, aux règles de la syntaxe et aux exigences de l'orthographe. Seulement , j'ai besoin, pour arriver à toutes ces choses de quelques notions générales sur la formation des langues , les^iuelles ne seront pas longues , et dont je ferai la chaîne sur laquelle seront entre- mêlés et tissés tous les fils de mon sujet.
Il y a un fait auquel les écrivains qui ont traité des origines de la langue française n'ont pas prêté , selon moi , assez d'at- tention, et qui aurait servi néanmoins à fixer bien des irréso- lutions et à illuminer bien des ténèbres ; c'est que les langues emploient , pour se former , le même procédé que les peuples , qui est un procédé d'envahissement d'abord, d'assimilation ensuite. J'appelle cela un fait, parce qu'il résulte du spectacle et de l'étude de l'histoire. Pour reprendre mes idées , interrompues par cette parenthèse, de même qu'il arrive qu'une peuplade envahit vingt autres peuplades , se les incorpore , et devient nation, de même un idiome absorbe vingt autres idiomes , se
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combine avec eux et se fait langue. Il n'y a qu'à regarder , pour voir que c'est là le principe , qui est éternel et universel. De même qu'il n'y a jamais eu une grande nation n'ayant qu'une seule souche , de même il n'y a jamais eu una grande langue n'ayant qu'une sorte d'origine. Aussi, les grandes nations et les grandes langues se trouvent-elles toujours, non pas au com- mencement , mais à la fin de l'iiistoire, comme pour se grossir de tous ses résultats et pour en résumer tout le travail. Ce sont deux sortes d'océans où courent et se rendent de toutes parts , par mille pentes , par raille gorges , par mille ravins , les tribus et les idiomes , pour s'y perdre , pour s'y mêler , pour s'y dépouiller de toutes leurs qualités premières et natives, et y prendre une certaine uniformité de saveur et de couleur.
Parmi les langues de Toccident , les seules qui nous soient parfaitement connues, le grec, le latin et le français sont, à un plus haut degré que toutes les autres, de ces langues généra- lisées, c'est-à-dire ayant consommé, pour se produire, une plus grande quantité didiomes locaux. Si l'on cherche à s'ex- pliquer les causes de cette nature exquise et favorisée que l'his- toire leur a faite, on trouve, en conformité du grand fait histo- rique dont je parlais tout-à-lheure , que la nation grecque, la nation romaine et la nation française sont pareillement celles qui ont le plus absorbé de races et de tribus. Il y a donc un parallélisme complet entre le développement des langues et le développement des peuples, et là oîi l'histoire de l'un de ces deux ordres de faits est incomplète ou obscure , rien n'est plus sûr que de la compléter ou de l'éclairer par l'histoire de l'autre. Par exemple, veut-on savoir combien d'idiomes ont servi à former la langue française ? Que l'on sache combien de races ont servi à former notre nation.
Il est certain qu'il n'est pas toujours facile de remonter ainsi de l'effet à la cause, du composé au simple, de la nation à la tribu, de la langue à l'idiome. La langue grecque , par exemple , à l'instant même où elle se montre, est déjà toute grande et toute formée. Lesélémens primitifs dont elle s'est servie, dont elle a vécu, et qu'elle a mis en œuvre, ont été écrasés, broyés, mêlés, combinés , harmonies , à tel point , qu'il ne reste plus de trace, ou à peu près, de cette vaste opération chimique qu'avaient suJjis , nous ne savons plus combien d'idiomes , si ce n'est les
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propriétés particulières aux dialectes de l'Attique, de la Doride^ de l'Ionie et de TEolie , qui étaient comme des substances trop fermes et trop dures, pour que le dissolvent de la civilisation hellénique les pût facilement pénétrer. Il y a , dans le treizième livre de Tlliade , un oiseau qu'Homère nomme à la fois chalcis et cymindis , faisant remarquer que le nom de chalcis est em- prunté à la langue des dieux, et celui de cymindis à la langue des hommes. Je suis convaincu qu'il faut voir dans cette langue des dieux un souvenir des idiomes primitifs de la Grèce. Dans les idées nobiliaires de l'antiquité, les dieux étaient les ancêtres de toutes les grandes familles. Ceci est tellement établi par le témoignage des livres anciens , que je ne crois pas nécessaire d'insister. Je me bornerai à vous rappeler , Monsieur, ce pasage de Suétone, où César, faisantl'oraison funèbre de sa tanle Julie, expose les origines de sa maison , qui remonte à Vénus , et par Vénus à Jupiter. Peut-être même n'est-il pas hors de propos de dire ici qu'un grand nombre de familles modernes ont affiché autrefois la même prétention. Je ne veux pas parler précisé- ment de la maison de Lévi-Mirepoix , dont le cousinage avec la sainte Vierge serait difficicile à établir, mais de l'ancienne mai- son d'Est, qui se disait issue d'Hercule , et de la première mai- son de Bourbon, qui prétendait avoir pour ancêtre un dieu gaulois , nommé Borvo. Pour revenir à l'oiseau d'Homère , il me paraît donc positif, vous disais-je , que cette langue des dieux , dans laquelle il est nommé chalcis, était quelqu'un des idiomes pélasgiques antérieurs à la langue générale de la Grèce. Il y a dans les Nuits Attiques d'Aulu-Gelle , en je ne sais plus quel chapitre, qu'il serait pourtant facile de retrouver, un passage qui me confirme dans mon opinion. L'un des interlo- cuteurs qui servent au dialogue ayant demandé à un autre l'explication d'un vieux terme de droit, celui-ci lui répond qu'il ne pourrait la donner que s'il savait parfaitement la langue des aborigènes et des faunes. Or, il me paraît que la langue des dieux dans Homère et la langue des faunes dans Macrobe doi- vent être une seule et même chose , et il n'est pas douteux que la langue des faunes soit l'idiome primitif du Latium , l'idiome des aïeux.
En ce qui touche la langue latine , il est plus commode d'en parler , parce qu'elle se forme tout entière dans les temps his-
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toriques, et pour ainsi dire sous nos yeux. Il me semble qu'il y a dans sa formation deux époques fort remarquables , el qui m'ont d'autant plus frappé, qu'elles se retrouvent avec les mêmes caractères dans Thisloire de la langue française, ainsi que je le ferai voir plus bas. La première de ces deux époques pourrait se nommer période des conquêtes ; la seconde , période des rhéteurs. La première période correspond au long travail des guerres italiques et intérieures , pendant lesquelles Rome sou- met, détruit ou absorbe ses voisins , et elle va du commence- ment de la guerre desSabins à la fin de la guerre sociale. C'est alors que la langue , agissant dans le même sens que les géné- raux de la république, et suivant les légions dans leurs courses autour de Rome, en rapportait, pour sa part de butin , quelque idiome vaincu ; tantôt quelqu'une des familles de la langue osque, tantôt quelqu'un des divers dialectes de la langue étrusque. C'est en effet avec les anciens patois de l'Italie que la langue latine s'est formée, jusqu'au temps de la seconde guerre punique. La loi des douze tables , la colonne de Duilius , trouvée au bas du Capitole en 1565, la table de Scipion, découverte vers la porte Capène en 1615 , sont des monumens de la vieille langue Sabine. Yarron, Festus , Pline, Ulpien, Servius, Macrobe, savaient ces idiomes primitifs , en donnent des fragmens et en expliquent des difficultés. La seconde période de la langue latine correspond à l'arrivée des rhéteurs grecs, et peut être placée entre Caton l'ancien et Tibère. Caton avait près de soixante ans, lorsque Carnéade et Diogène, le premier académicien, le second stoïque, vinrent à Rome en ambassade , pour obtenir remise , en faveur d'Athènes, d'une amende de cinq cents talens. La parole facile et sonore des ambassadeurs grecs fit éclat auprès de ces laboureurs du Tibre, gens austères et durs à la peine, qui travaillaient aux champs le malin avec leurs esclaves,et se rendaient à midi au sénat ou au tribunal .Caton en eut peur. C'était un homme savant et ri- gide , un peu semblable à ce vieux marquis de Mirabeau, qui dit de lui-même, en quelqu'une de ses lettres au bailli son frère, qu'il était un oiseau hagard qui avait son nid entre quatre tou- relles. 11 avait écrit de nombreux et de beaux ouvrages , dont Plutarque donne le dénombrement j mais il était gentilhomme beaucoup plus encore qu'il n'était écrivain. Il tremblait de voir ia sainte tradition des lois , des mœurs et des idées aux prises
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avec les nouveautés de la philosophie grecque , et. dans sa pré- vention singulière , il appelait Socrate un bavard et un sédi- tieux. Il fit tous ses efforts pour expédier promptement les ambassadeurs elles faire retourner en leur patrie; mais il n'était plus temps , et il aurait fallu les empêcher de parler. La jeune noblesse en était follement engouée, chose qui s'est vue en notre propre histoire, quand les encyclopédistes, objets de crainte vague et d'appréhension publique , étaient fêtés , parmi les illustres familles de France , par des pères dont ils devaient faire égorger les fils. 11 n'y avait pas à Rome de htières élégantes portées, selon l'usage des nobles, par de beaux esclaves libur- niens, qui ne se dirigeassentvers la demeure des ambassadeurs. Même, Caïus Aquilius, un homme de famille sénatoriale , solli- cita et eut l'honneur d'être leur truchement. Dès-lors , comme l'avait redouté Caton, les ais de la chose romaine furent ébranlés , et avec eux la langue latine , car la langue étant aux idées ce que le vêtement est au corps , elle se modifie inévita- blement avec elles , comme un manteau prend le pli des formes humaines. Le travail de remaniement que subit , à partir de cette époque , la langue latine, ressemble tout-à-fait à ce qu'a été la renaissance parmi nous , c'est-à-dire que ce fut l'infusion d'Athènes dans Rome , d'une civilisation faite dans une civilisa- tion ébauchée, d'une fin dans un commencement.
Toutefois, il arriva , du temps de Marius et de la dernière invasion gauloise , que cette renaissance grecque se compliqua d'élémens celtiques, de même que dans notre propre histoire , la renaissance grecque du temps de Louis XII se compliqua d'élémens italiens , espagnols et allemands , pendant les guerres du Milanais. A Rome, les travaux littéraires si purs de Térence, et surtout les compilations philosophiques de Cicéron , finirent par mettre la langue sur un pied grec ; mais peu à peu , et dès le temps de Tibère, l'influence celtique l'emporta. Sous Néron, la vieille et vénérable toge romaine était méprisée , et les gens du bel air s'habillaient à la gauloise. L'empereur , voyant un jour au cirque un groupe considérable de sénateurs qui avaient la braie celtique , sourit tristement , et se prit à dire avec dérision ce vers de Virgile :
Roraanos rerum dominos , genteraque togatam !
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A quelques instans de là , Néron leur fil dire, par son fou , d'aller ôter ce vêtement de barbare, et de revenir s'asseoir avec la toge, ce qu'ils firent; mais, comme on le |)ense,ces sénateurs obéirent par crainte de l'empereur, et non par,respect de la patrie romaine, qui était morte, morte par tous ses membres et par tou- tes ses traditions . Alors même se vérifia une vérité historique qui. pour sembler peut-être étrange et paradoxale , n'en est pas moins certaine , à savoir qu'il y a quatre choses qui se main- tiennent et qui changent toujours ensemble, parmi tous les peuples : la langue, larchitecture, les meubles elle costume. Pour la langue, elle était détrônée sous Tibère, époque où, d'après Suétone, on plaidait en grec dans le sénat; pour le costume, nous l'avons vu disparaître sous le goût germanique; pour l'architecture, Néron brûla le vieux quartier de Rome , où étaient les anciens hôtels crénelés et à tourelles, et il rebâ- tit des maisons nouvelles à terrasses et à toits plats ; pour les meubles, Claude ramassa tout ce qu'il en put trouver dans les maisons impériales, tables, lits, chaises, dressoirs, tapis- series ; puis, il se répandit dans la Gaule en marchant de bric-à- brac , vendit à prix forcé ces admirables guenilles , et remplaça par du neuf, par de la renaissance grecque, les belles sculptu- res sur bois de cèdre et sur ivoire , et les magnifiques tentures de drap d'or qui décoraient le palais de Néron, dont les ruines sont aujourd'hui le Colysée. Ainsi, et pour résumer ce que je viens dédire; jusqu'aux empereurs, la langue latine absorba d'autres idiomes, comme le peuple romain absorba d'autres peuples ; à partir de là , la nation romaine se brisa, la langue aussi, et leurs morceaux, dispersés par l'Europe, allèrent former d'autres nations et d'autres langues et rendre monde au vainqueur ce qu'elles avaient ôté au monde vaincu.
Si j'ai appuyé quelque peu , Monsieur , sur les deux grandes et principales époques de formation de la langue latine , c'est spécialemement parce que je les ai retrouvées , avec les mêmes caractères, dans Thistoire de la langue française, et que ceci vient à l'appui de ce que j'ai dit , au commencent de cette let- tre , touchant une certaine loi générale qui préside aux desti- nées des idiomes. 11 y a , en effet, dans le développement de la langue française les deux périodes que j'ai signalées , dans la langue latine, la période des conquêtes et la période des rhé-
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teurs. La première commence avec l'invasion franque, et cor- respond au long travail des tribus victorieuses , qui oscillent long-temps sur le sol , s'y équilibrent enfin , et s'y immobili- sent à l'avènement de la toisième race. La seconde commence à peu près au règne de Charles VIII, ou plus exactement, à l'invention et à la mise en œuvre de l'imprimerie , et comprend tout le mouvement de rénovation grecque et latine qui se com- munique aux choses d'art, au commencement du xvi*' siècle, et vient mourir , après diverses vicissitudes, vers les premières années de la restauration. Pendant la première période , l'em- bryon de la langue française se nourrit aux dépens des dialec- tes vaincus, ainsi que l'avait fait la langue latine jusqu'à la fin de la guerre sociale. Pendant la seconde, la civilisation antique se transvase dans la civilisation moderne, le latin et le grec dans le français , une chose morte dans une chose vivante, un progrès réalisé dans une ébauche ; ainsi que cela était arrivé à la personnalité sociale et littéraire de Rome, à l'arrivée des rhéteurs grecs et vers les dernières années de la vie de Caton.
Chacune de ces deux grandes époques peut être le sujet de tant de réflexions et l'occasion de tant d'idées, en ce qui touche la langue française , que je suis forcé de les disjoindre et de vous en parler séparément. J'ai d'ailleurs à esquisser l'histoire delà langue telle qu'elle sortit du choc des tribus, pour pou- voir montrer ensuite en quel état la surprit la renaissance. Ainsi, c'est uniquement de la langue considérée dans sa pre- mière période déformation, dans sa période d'envahissement et d'assimilation , que j'ai l'intention de vous entretenir aujour- d'hui, et, dans cette période même, du point qui se présente naturellement le premier , de la naissance des mots, c'est-à-dire de leur sortie des dialectes vaincus et de leur entrée dans la langue conquérante et généralisatrice.
A l'état où se trouvent maintenant mes faits et mes idées, il est évident, Monsieur , que je suis ramené à cette afiBrmation;, savoir que , du vi^ siècle au xii^ , la langue française s'est formée et agrandie aux dépens de divers idiomes préexistans * et j'arrive à ces deux difficultés , savoir comment la langue est sortie de ces idiomes , et quels étaient ces idiomes. J'ai donc une affirmation à justifier et deux difficultés à résoudre. Ce sera là toute la question d'aujourd'hui.
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Avant de passer outre , permettez-moi, Monsieur, de faire remarquer que, sur les deux difficultés à lever, il y en a une que je puis légitimement abandonner, sans qu'il en résulte rien de fâcheux pour mon affaire : c'est celle de savoir quels étaient les idiomes antérieurs à la langue française, d'où ils venaient, quelles étaient leurs règles , et autres curiosités. En effet si je parviens à montrer qu'il y avait au vi^ siècle , dans la Gaule , plusieurs idiomes en présence , et si je fais voir clairement que ces idiomes se sont en grande partie fondus et généralisés dans la langue française, pourquoi serais-je obligé de m'erabarrasser de l'histoire de ces mêmes idiomes ? Quand les étyraologistes éta blissent que tel ou tel mot vient du latin , est ce qu'on va leur demander ensuite d'oii vient le latin ? Non , sans doute , car ce serait se jeter sans nécessité dans une série de questions toutes fort embarrassantes , et pour la plupart insolubles. Ce n'est pas que j'aie l'envie de m'opposer à ce que des philologues fas- sent l'histoire des anciens idiomes celtiques, antérieurs à la langue française. Ce peut être là un fort beau travail, possible jusqu'à un certain point , facile même pour d'au- tres, mais, à coup sûr, parfaitement inutile pour moi. Je n'insiste même à ce point là-dessus, que pour répon- dre, le plus clairement que je puis, à des observations que des lecteurs bienveillans de ma première lettre m'ont adressées, et pour lesquelles, je vous prie de me laisser leur con- signer ici mes remercîmens. Je laisse donc à qui la voudra l'his- toire des idiomes celtiques avant leur entrée dans la langue ; je ne m'informe d'eux qu'au moment de leur mise en œuvre par celte langue, imitant en cela l'ouvrier qui travaille un morceau de bois dans sa boutique, sans s'occuper de ce qu'il était dans îa forêt.
Ainsi , ai-je dit , il y avait plusieurs idiomes dans la Gaule au VF siècle , et il faut que je justifie cette assertion, avant de montrer que ces idiomes ont formé la langue française. Avant d'en vtnir aux preuves directes, laissez-moi vous faire pres- sentir, Monsieur, par des raisons générales , combien il est nécessaire qu'il en ait été ainsi. A moins d'admettre que la langue française a été créée de toutes pièces , par un fiât lux , est-ce qu'il est possible qu'elle se soit produite sans mettre en œuvre divers élémens qui existaient déjà ? Est-ce qu'on fait
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une ville sans des maisons, ou une maison sans des pierres? Est-ce qu'un mot ne se lire pas d'un autre mot , comme une idée d'une autre idée ? Est-ce que l'homme peut opérer , physi- quement ou moralement , sans une substance sur laquelle son activité s'exerce ? Et d'ailleurs , est-ce qu'un peuple déjà vieux et instruit n'assiste pas toujours à la naissance d'un autre peu- ple , pour lui apprendre à parler, comme une nourrice à son enfant ?
Du reste, cette certitude à -priori qui existe pour moi, et probablement aussi pour vous , Monsieur , il n'est pas difficile de l'établir par des témoignages historiques. Je n'aurai même pas recours aux travaux nombreux sur cette matière qui ont été publiés depuis vinjjt ans, et je m'en référerai à mes propres observations , toutes modestes et circonscrites qu'elles soient. Seulement , Monsieur, vous me permettrez de reprendre quel- ques faits que j'ai déjà consignés dans ma première lettre, et qui, après avoir prouvé en la place où je les ai mis , prouve- ront encore en celle où je les vais mettre. J'ai remarqué plu- sieurs fois , en lisant des documens historiques appartenant à l'un des siècles qui se trouvent entre le quatrième et le trei- zième , que les mots latins , quand ils ne sont pas suffisamment clairs pour les lecteurs peu virgiliens de l'époque , sont accom- pagnés d'un commentaire patois. Ainsi , selon ce que j'ai déjà dit, au titre II, paragraphe m, delà loi des Bavarois, un jar- din est désigné par deux mots qui sont la traduction l'un de Vaulre , g ranariît?n, qiiodparc appellant. Au titre VIII, pa- ragraphe I , de la même loi, le mot échange est également rendu par une expression latine et par une expression patoise, commutatio, hoc est quod combias vocant. Au titre LXVIII de la loi des Lombards, une bru , une belle-fille , comme nous disons , y est encore appelée de son nom latin et de son nom vulgaire , privigna, quod est filiastra. Enfin , au litre LXXVI, paragraphe i , de la même loi , une sorcière est encore désignée suivant ce système de traduction mutuelle de deux langues, striga, quod est masca. Tous ces exemples , qui établissent, à côté de la langue latine, l'existence de plusieurs idiomes vul- gaires ( je dirai plus bas pourquoi ce moi plusieurs ) ^ sont tirés des lois de la conquête , et appartiennent par conséquent au vue siècle, époque à laquelle ces lois ont été rédigées telles
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que nous les avons. Mais il y a de nombreux exemples qui prou- vent que ces idiomes se poursuivent fort avant dans l'histoire. Pour reprendre un fait que j'ai déjà allégué, mais qui est puis- sant, dans une charte de l'an 1053 , tirée du carlulaire de l'ab- baye de Flavigny , le nom latin d'une haie se (rouve traduit par son nom patois : sepes^ quas vulgo dicunt hayas. Un titre de 1296, que je mentionnerai plus bas, accompagne le nom latin de trêve du nom vulgaire , qui était plus connu , datis treicgis, vel assecuramentis. Un autre titre , de 1308 , appelle une étable d'un mot patois lalinisé , cabanacujn, sur lequel je reviendrai; et ce qui prouve que ce mot est patois, c'est un document de 1462, qui contient la phrase suivante : c Une estable dechevaulx, appelée par lelangaigedupays cabatine.^ Je dirai plus bas , et en leur lieu , à quelles sources ces témoi- gnages sont puisés. Dès ce moment, je puis faire remarquer que , puisque des mots latins aussi usités que le sont dans les aulaurs. coîmnutatio, privigna y sepes, et même sfrigas, sont accompagnés du mot patois qui les explique, c'est une preuve que, dès le vii^ siècle, la langue latine n'était guère plus entendue, et qu'elle devait se trouver déjà plutôt langue écrite que langue parlée.
I! y avait, ai-je dit, à côté de la langue latine , plusieurs idiomes vulgaires qui se parlaient dans la Gaule pendant la première et pendant la seconde race, et qui se sont même pro- longés , quelques-uns jusque vers le milieu de la troisième, quelques autres jusqu'à nous. C'étaient les idiomes des tribus de toutes sortes qui couvraient le sol avant et surtout depuis l'invasion. Je suis autorisé à penser qu'ils étaient nombreux et divers, non-seulemeut parce qu'il ne m'est pas démontré que les mots;;ar.s, cambia, filiastra, masca , el beaucoup d'au- tres de cette espèce, appartiennent à une seule et même langue, mais encore parce qu'il arrive toujours dans l'histoire que cha- que tribu , que chaque race d'hommes a la sienne, et surtout P'arce qu'en ce moment même , malgré le niveau , malgré l'es- pèce de terme moyen que la civilisation a introduit en toutes choses , il existe encore un fort grand nombre de ces anciens idiomes de l'invasion.
Je vais vous dire même à ce sujet, Monsieur, une chose qui pourra peut-être vous sembler bien hasardée, mais que je ne
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laisse pourtant pas s'échapper à la légère , et qui repose dans ma pensée sur une sérieuse conviction. Les érudits me sem- blent être tombés dans une grande erreur , en partageant , comme ils l'ont fait , l'ancienne France , sous le rapport du langage , en deux grandes zones , qu'ils appellent le pays de la langue d'oc et le pays de la langue d'oil , et en ajoutant que dans la première de ces deux zones se parlait une certaine langue générale, qui était la langue romane , et dans la se- conde une autre langue générale, qui était la langue tudesque, ou thioise , ou théotisque. Pour vous dire d'un mot toute ma pensée , sauf à justifier ensuite ses motifs , il me semble que celte langue romane et cette langue théotisque n'ont jamais existé, et que les hommes , d'ailleurs si recomraandables , qui ont plus ou moins écrit leur histoire , ne se sont pas bien pré- munis contre les préjugés reçus en ces matières, et surtout contre une grande confusion d'idées et de faits.
Voici du reste , Monsieur , quelques-unes de mes raisons. D'abord , il m'a semblé qu'il n'y avait jamais une langue sans un peuple pour la parler , et je ne crois pas que personne af- tirme qu'il y ait eu en France un peuple roman et un peuple théotisque. Ensuite, on a dit et on enseigne encore que le roman était une langue formée avec du latin corrompu , ce qui n'est pas exact le moins du monde. Si l'on prend une chronique écrite dans la prétendue langue romane, on se convaincra que la moitié de ses mots , au moins , sont inexplicables avec des racines latines. Il m'en tombe deux exemples sous la plume. Dans le célèbre capitulaire de Charlemagne de villis, on trouve le mot auca, qui est roman, pour désigner une oie. Or, je demande quelle est la racine latine d'awca, et si c'est par hasard anser ? Au titre XLV, paragraphe i, de la loi ripuaire, on trouve le mot traugus , qui est le mot trauhg de la langue dite romane, et qui veut dire trou. Est-ce que ce mot est latin, pur ou corrompu , et qu'il vient de foramen ? On pourrait bien porter à dix mille le nombre des mots romans qui ne sont pas plus latins que ceux-là, et c'est pour n'avoir pas eu la pensée de faire cette vérification, que les philologues se sont tous jetés dans la même redite, comme les moutons de Panurge dans la mer. A mon avis , car il faut bien que J'en aie un pour rejeter celui des autres, la langue romane n'est autre chose que la
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collection très bariolée des nombreux patois qui se parlent encore dans le midi, depuis Marseille jusqu'à Bordeaux, et depuis les Pyrénées jusqu'à la Loire. La langue romane n'est donc pas une chose une, sihi constans, comme dit Horace ; mais très multiple et très diverse. La coutume de Bordeaux n'est pas rédigée , par exemple , dans la même langue que celle de Moissac , quoique toutes deux passent pour être écrites en langue romane. C'est ainsi que le patois de l'Agenois n'est pas celui de l'Astarac , qui n'est pas celui du Béarn , qui n*est pas celui du Comminges , qui n'est pas celui du Languedoc , qui n'est pas celui du Roussillon ! qui n'est pas celui de la Provence, qui n'est pas celui du Limousin. Ces patois contiennent, d'a- bord les racines celtiques, saxonnes , visigothes , des peuplades du Nord qui s'établirent en ces pays, ensuite beaucoup de mots grecs , venus des établissemens maritimes que les colo- nies de l'Asie-Mineure avaient faits sur les côtés delà Méditer- ranée ; puis enfin , un nombre fort considérable, il faut le dire, de mots latins, venus des grands établissemens municipaux, industriels ou militaires que les Romains avaient dans le midi de la Gaule. Ces mots latins sont un élément qui est commun à tous ces patois , et ils sont le côté par où ces patois se touchent ; mais ils y sont un accessoire, et non pas le principal ; ils sont venus se joindre , se mêler, s'infuser aux patois qui existaient avant eux et sans eux, et qui avaient entre eux tous beaucoup plus de différences natives et essentielles , que cet élément latin ne leur a donné de similitudes.
Ce que je vous dis là de la langue romane , Monsieur , je le pense entièrement de la langue théotisque. Je crois que c'était au fond une collection de patois très divers entre eux. Seule- ment, ils se seront fondus et généralisés pour plusieurs causes, qu'il n'est même pas bien difficile d'expliquer. D'abord, il n'y avait pas dans le nord , sous les deux premières races , c'est-à- dire avant la langue française , un grand réseau de municipa- lités d'origine romaine, partant aucune nécessité d'écrire des coutumes dans les idiomes entendus par le peuple, partant enfin nulle fixité introduite dans ces idiomes par des monu- raens écrits; ensuite, l'absence de ces municipalités s'oppo- sant à la création d'une foule de foyers de vie locale , les indi- vidualités en ont été d'autant plus faibles et plus faciles à
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absorber. L'expérience prouve que depuis le vi<= siècle jus- qu'au xiT^ on a beaucoup plus écrit dans le raidi que dans le nord ; il y a au-delà de la Loire peu de municipalités importan- tes qui n'aient pas leur coutume et leur chronique. Cela tient, ainsi que je viens de le dire , à ce que l'organisation municipale du raidi est d'origine romaine , et qu'elle n'a presque pas souf- fert d'interruption , tandis que les rares municipalités du nord, qui se trouvaient sur le passage des hordes envahissantes , furent toutes disloquées, et que les communes modernes n'y ont pris naissance qu'au xii^ siècle , à une époque fort tardive, et où l'on parlait déjà français. Je puis ajouter que dans le raidi , l'empire des Visigoths , les royaumes de Provence et de Navarre ont été long-temps comme des ais puissans qui ont empêché les populations de se dissoudre, les mœurs de se perdre, les idiomes de se généraliser. En résumant tout ceci, je puis dire , Monsieur, que mille causes conservatrices se sont réunies pour maintenir leur individualité aux dialectes du raidi, et que raille causes opposées expliquent , de reste , la dispari- tion des idiomes du nord , ou plutôt leur fusion et leur assimi- lation complète , en quelqu'un d'entre eux, plus consistant que les autres , et qui , de généralisition , en généraUsation est devenu la langue française.
Au point où je suis parvenu en tout ceci , j'imagine que j'aurai suffisamment réussi , Monsieur , à établir que jusqu'au xi» siècle le sol de la France a été couvert d'idiomes divers , se rapportant soit aux populations gallo-romaines, soit aux tribus de l'invasion , car il y a toujours un peuple pour une langue , et réciproquement. A l'endroit de la vie de Lucullus ,où Plutar- que raconte les derniers préparatifs de Milhridate pour sa seconde et dernière guerre contre les Romains , il dit que ce grand capitaine s'attacha surtout à simplifier son armée, et à en retrancher les fières menaces des Barbares en tant de langues différentes. » Cette belle phrase d'Amyot formule en style de la renaissance un mot profond sur la constitution des peuples anciens , parmi lesquels la multitude des races avait engendré la multitude des idiomes. Le travail de la civilisation sur ces peuples a consisté à les généraliser , à faire avec les tribus des nations, avec les idiomes des langues, La nation française ayant été la première généralisation qui ail été faite
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des diverses races qui étaient réunies sur le sol de la Gaule , la langue française est aussi la première généralisation qui ait été faite de ses idiomes , et c'est faute de vues historiques suffisantes que les philologues ont trouvé deux langues géné- rales dans le fouillis des patois théotisques , qui ont dis- paru , et dans le fouillis des patois romans , qui existent encore.
Donc, et cette conséquence m'est, je crois, légitimement acquise , le français est en fait de langue générale , le premier essai en ce genre depuis la langue latine ; il a succédé aux patois de la Gaule , comme l'allemand aux patois de la Germanie, comme l'anglais aux patois d'Alhion , comme l'espagnol aux patois des Espagnes, comme l'italien aux patois de l'Italie. Toutes ces langues , qui sont sœurs , étant filles de l'invasion , mais dont la nôtre est l'aînée, ont même cela de commun, qu'elles ne sont pas achevées, et que les divers élémens qu'elles renferment ne sont pas encore, à cette heure, parfaitement fondus et digérés. Elles sont à l'état où se trouve la langue grecque dans Homère , c'est-à-dire que les dialectes locaux déteignent sur la langue générale. Ainsi, en Allemagne, on parle le haut et le bas allemand ; en Angleterre , la vieille lan- gue écossaise et les patois des quatre anciens royaumes d'Irlande suivent en grondant la langue générale qui les a vaincus; en Espagne , le castillan n'a absorbé ni les dialectes andaloux , ni l'idiome de la Catalogne ; en Italie , la langue élégante de Flo- rence traîne après elle, à des distances inégales, le dialecte romagnol et tous les parlers italiens qui s'échelonnent depuis Turin jusqu'à l'entrée du Tyrol ; en France, il y a la langue des Basques , la langue de la Bretagne , qui parait aussi dure que le granit de ses falaises , et toute la bande des patois méri- dionaux, qui sont les débris des vieilles nationalités de Pau, d'Arles et de Toulouse.
Après être arrivé à montrer que la langue française est réelle- ment sortie des patois de la Gaule, j'arrive, Monsieur, à mon- trer comment elle en est sortie, et à mettre en quelque sorte sous les yeux le travail de sa formation. C'est là le plus rude de la tâche que je me suis faite , et oij je ne réussirai peut-être qu'à montrer plus de bonne volonté que de savoir. Toutefois, comme il faut bien que les questions s'attaquent , il m'a paru
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qu'il ne convenait pas d'hésiter. Il y a dans toute œuvre une
partie qui demeure cachée , mais qui n'en a pas moins son utilité , comme les racines d'un arbre et les fondemens d'un édifice. Si jamais quelque habile architecte trouvait mes maté- riaux dignes d'être employés, je n'aurais nulle répugnance à être le moellon qu'on met sous terre.
Ce serait une question fort curieuse , fort importante même, mais impossible à résoudre dans l'état présent des études , que celle de savoir quel est l'idiome , parmi tous les idiomes de la Gaule, qui a été l'embryon de la langue française, et quia pris accroissement aux dépens des autres. Notez bien que cette question est tout-à-fait identique à celle de savoir quelle est la race qui a absorbé les autres races. Qui aurait le mot de l'une de ces deux énigmes, aurait en même temps le mot de l'autre. Si Ton avait l'histoire des idiomes antérieurs à la langue française , on pourrait voir quel est celui dont elle a conservé le plus grand nombre des racines , et ce serait probablement au centre de celui-là qu'il faudrait placer le pôle magnétique de la langue ; en même temps que la race qui aurait parlé cet idiome, serait infailliblement le premier rudiment, le cristal natif et élémentaire de la nationalité fran- çaise. Mais nous n'en sommes pas là malheureusement , et l'histoire des choses essentielles et mères des temps modernes n'a été jusqu'ici qu'incomplètement abordée. Il faut donc se résigner à ne pas savoir précisément de quel idiome sort plus particulièrement la langue française, et faire voir de quelle façon générale elle sort de tous.
J'ai déjà dit. Monsieur, que les idiomes antérieurs à la langue, et qui lui ont servi de matière, n'ont été écrits que dans le midi. Les chartes des municipalités étant faites pour et par des bour- geois, étaient forcément écrites dans la langue vulgaire. Les communes du nord de la France ne s'étant formées que depuis le xie siècle , leurs chartes ont été écrites dans la langue fran- çaise, qui existait déjà. Les idiomes du nord ont donc été con- stamment à l'état de langue parlée. D'un autre côté , il y avait par toute la France , au midi comme au nord , une langue oflS- cielle , qui n'était pas parlée , mais qui était écrite , et qui do- minait sur tous les idiomes comme une immense nappe d'eau j c'était le latin. Avec le latin, on communiquait des quatre
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points cardinaux du territoire. Or , voici un singulier phéno- mène que j'ai remarqué en étudiant les causes de la disparition des idiomes .- on dirait qu'ils ont péri étouffés sous le latin, comme les animaux antédiluviens sous les eaux débordées ; et ils y ont été conservés à une sorte d'état fossile, semblables à ces débris organiques recelés dans les gypses , dans les marbres et dans les tourbières. Il ne serait donc peut-être pas impossi- ble de retrouver la plus grande partie de ces idiomes perdus. Ils existent , fort meurtris et défigurés , mais reconnaissables , dans les gisemens grecs et latins du v^ au xive siècle.
La langue grecque et la langue latine ont donc pareillement concouru , quoique dans des proportions diverses , à la conser- vation de ces idiomes. Le grec et le latin étaient, en effet, les deux langues générales du christianisme; et la langue fran- çaise , comme tous les élémens essentiels de notre nationalité , s'est développée sous l'influence plus ou moins profonde de l'égUse, On retrouve ainsi un grand nombre de mots de ces idiomes dans les actes des conciles d'Orient, dans la partie du droit roman écrite en grec , comme les novelles de Justinien et de Justin , les constitutions de Léon II , de Zenon et de ses successeurs , jusqu'à Jean Ducas et Michel Paléologue j dans les basiliques de Constantin Porphyrogénète , et dans les nombreux historiens de la série byzantine, jusqu'aux croisades. En ce qui touche ce que j'ai appelé les gisemens latins , il ne faudrait pas précisément s'adresser aux chroniqueurs , lesquels étaient, en général, assez lettrés , savaient assez raisonnablement le latin, et y mêlaient peu de termes vulgaires. 11 faut consulter de pré- férence les actes publics , les testamens , les donations , les ventes, les chartes et les formules juridiques. LaUttérature des tabellions ayant toujours été en contact par sa nature avec les gens de la campagne, est peu cicéronienne de son fait, et elle se mésallie avec les patois sans aucune sorte de répugnance. C'est là qu'on découvre par centaines de ces pauvres vieux mots gaulois enfouis, qui y ont dormi incrustés dans la langue latine, et qui y sont encore tels que les prit le français , quand il se lassa d'être idiome pour devenir langue générale.
Une singularité , qui n'a pas été sans me frapper dans cette étude, c'est qu'il paraîtrait que la langue latine et la langue grecque,quand elles prenaient les motsdesidiomesjles habillaient
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chacune à la mode de leur syntaxe , et que la langue française, quand elle les a pris à son tour , les a rétablis, certains du moins, dans leur forme originale et primitive. J'ai déjà cité le mot parc, qui se trouve dans la loi des Bavarois. Dans une charte de 12-30 , que je mentionnerai plus bas , parc est devenu par- cus , pour redevenir parc en arrivant dans la langue française. Ce serait donc une chose bien étrange au premier abord , mais au fond assez raisonnable , que de dire que Dagobert et saint Louis auraient pu converser dans la même langue , sans que Hugues Capet , placé entre eux , les eût compris.
Il m'a semblé, monsieur, que raesraisonnemens et mes asser tions , pour acquérir quelque poids , avaient besoin de preuves. J'ai donc dressé une liste d'à peu près cent mots, tous ayant appartenu aux idiomes gaulois, par la raison qu'ils sont inex- plicables à l'aide de racines grecques ou latines. Ces mots sont tels qu'ils étaient au moment où ils entrèrent dans la langue française , où ils sont restés. Je prie les lecteurs et surtout les lectrices de la Bévue de Paris, s'il y en a qui aient été tentées de parcourir cette lettre, de me pardonner l'espèce de grimoire que je vais mettre sous leurs yeux. Cela était absolument néces- saire à mes idées. J'accompagnerai chaque mot, en marge, de la date du titre qui l'a fourni , et je mettrai en tête, sous la ru- brique générale du vii^ siècle , tous ceux que j'ai empruntés aux lois barbares , lesquelles furent, en effet , comme on sait, rédigées à cette époque , et mises en l'état où elles sont. Voici donc, suivant l'ordre des codes :
VII® SIÈCLE. — Trappa, qui a donné trappe. — Si quis tur- turem de trappa furaverit... (Leg. salie, tit. vi, §. i. ) Inu- tile de faire remarquer que trappe a donné attraper,
Scuria, qui a donné écurie. — Si quis... scuriam cun anima- libus... incenderit. (Ibid., tit. xix, g 8.)
Carrtîs , qui a donné char. — Si quis... fenum in carro car- RAVERiT. {Ibid., tit. xxvii, § 9.) — Char a donné charrier. Le mot roman caché dans carrus est car ou ca, selon les provinces. Le verbe caché